A la découverte des féminismes critiques latino-américains
A la rencontre du féminisme chicano. Il serait tout à fait exagéré de prétendre présenter l’ensemble des principaux courants hispaniques du féminisme. On se limitera ici à quelques personnes ou groupes parmi les plus marquants.
On appelle chicanos les personnes qui ont à la fois une identité mexicaine et étasunienne. Parmi les productions les plus marquantes du féminisme chicano, il est possible de citer l’ouvrage de Gloria Anzaldúa, coéditrice avec Cherrie Moraga de This Bridge Called My Back (1981) et auteure de Borderlands/La Frontera: The New Mestiza (1987).
Le féminisme chicano partage avec le Black feminism l’intérêt pour les sujets au croisement des oppressions de sexe, de classe, de race, mais aussi de sexualité. Mais il aborde ces thématiques en orientant davantage le regard sur les problématiques liées à la complexité des identités sociales et de conscience de celles qui se trouvent situées au croisement des oppressions.
Le concept de frontière chez Gloria Anzaldúa illustre cette problématique d’un sujet pris entre des identités contradictoires. C’est l’identité complexe, par exemple, des personnes chicanas qui possèdent une culture frontalière à la fois mexicaine, socialement dominée, et «anglo» donc dominante. C’est l’identité complexe, dans le cas d’Anzaldúa, de celle qui éprouve dans ces deux sociétés l’expérience de l’homophobie.
Dans cette expérience complexe, prise dans des contradictions, Anzaldúa voit la base de ce qui peut permettre des constructions d’alliances et de coalitions entre les opprimées. Parce que son identité est multiple et contradictoire, elle se voit obligée de penser la manière dont il est possible de concevoir l’alliance entre les femmes, les prolétaires, les minorités ethno-raciales et les queer. Gloria Anzaldúa ne fait pas le choix de subsumer sous une seule identité principale la complexité de ce qu’elle est.
Mujeres Creando. Le groupe féministe bolivien Mujeres Creando est l’un des plus créatifs d’Amérique latine depuis sa fondation en 1992, tant au niveau théorique que de ses actions. On doit à ses deux principales animatrices des ouvrages assez marquants: d’un côté, Julieta Paredes avec Hilando fino – desde el feminismo comunitario (2008) et, de l’autre, María Galindo avec No se puede descolonizar sin despatriarcalizar (2014).
Ce groupe féministe essaie de produire une alliance entre des femmes socialement très diverses: provenant des villes ou de la campagne, indiennes, lesbiennes ou encore prostituées. Las Mujeres Creando critique en particulier celles et ceux qui pensent que l’on peut opposer les revendications indigénistes, qui semblent renvoyer à une société traditionnelle, et les revendications en faveur du droit à l’avortement ou à l’expression d’une sexualité minoritaire.
La radicalité des Mujeres Creando se caractérise également par leur rapport à l’Etat. En effet, elles affichent des positions radicalement libertaires. Elles ne comptent pas sur l’Etat pour réaliser leurs aspirations féministes, antiracistes et LGBT, mais sur l’action directe à travers des mouvements sociaux.
Le féminisme décolonial. Le féminisme décolonial, sur le plan théorique, constitue une réaction à la pensée décoloniale, en particulier telle qu’elle apparaît dans l’œuvre du sociologue péruvien Anibal Quijano. La philosophe argentine Maria Lugones tente de montrer comment la colonialité du pouvoir ne s’est pas construite seulement sur la base d’une racialisation du travail, mais également par la construction d’un système de genre.
Maria Lugones propose ainsi une articulation de la pensée décoloniale latino-américaine, du black feminism étasunien et du féminisme chicana. Elle insiste également sur le refus de fonder une politique sur des identités essentialisées, pensant que, de ce point de vue, la théorie de l’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw peut avoir tendance à dériver vers ce travers. A l’intersection des oppressions ne se trouvent pas, selon elle, des personnes ayant une identité spécifique, mais au contraire des personnes dont l’identité est indéfinissable. Les femmes noires ne sont en effet ni des hommes noirs, ni des femmes blanches. Elles sont l’expression indissociable de la fusion entre des rapports sociaux, raciaux et de sexe.
Ses thèses sont l’une des sources d’inspiration du GLEFAS (Groupe latino-américain d’étude et de formation féministe) animé entre autres par les Dominicaines Ochy Curiel et Yuderkys Espinoza.
A paraître: Paulo Freire, Pédagogue des opprimé-e-s, éd. Libertalia, janvier 2018.
* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, Présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com